La physique, les sens, la chair


   Un élève fait face à un problème de physique. La première phrase qui lui vient à l'esprit est : « Cela ne fait aucun sens ». Dans ce chapitre, je vais explorer quelques éléments qui lui donnent raison. Les exemples utilisés ne requièrent aucun calcul.

Comment nous développons notre sens physique

   Lorsqu'une enfant vient au monde, elle ne possède pas le langage. Les premiers mois, coincée dans son couffin, elle porte son attention sur les lumières et les sons. Dès qu'elle acquiert la motricité, elle passe ses journées à faire de la mécanique: lancer un hochet (balistique), laisser tomber un gobelet (chute libre), empiler des cubes (équilibre statique), tirer les cheveux (force de tension), ramper (force de frottement), jouer avec le petit canard dans la baignoire (poussée d’Archimède), boucher le robinet avec la main pour arroser partout (pression). 

    Ces expériences corporelles permettent à l'enfant de se créer une collection de métaphores élémentaires sur lesquelles elle bâtit son langage et sa pensée1. Peut-être qu'un jour elle « butera » sur un problème, se sentira « sous pression », puis sera « frappée » par une idée géniale au point d'en « tomber à la renverse ». Mais cela entrainera des « frictions » avec son collègue qui, lui, « flotte » sur un petit nuage, et refusera de l'aider à « porter son fardeau. » Elle ne «fera pas le poids », se sentira en « porte-à-faux », il y aura des « tensions ».

   Cette physique du corps ne se donne pas les mêmes priorités que celle des mathématiciens de la nature : ce qui compte n'est pas de décrire le monde sous forme d'équations, mais de prédire exactement l'issue d'un phénomène en une fraction de seconde et sans faire le moindre calcul. C'est une question de survie. Cette physique se construit sur des expériences répétées inlassablement qui permettront à l'enfant d'atteindre un niveau prédictif exceptionnel.

   A l’adolescence, elle devient championne régionale junior de tennis : elle peut prédire la trajectoire de la balle en tenant compte de la direction du vent, de l'effet donné par la raquette, de la terre battue mouillée, et même de la psychologie de son adversaire. Le physicien qui vit dans le manuel de Terminale S, lui, voit le match d'une toute autre façon. Il s'assoit dans les gradins : il ne joue jamais. Car il ne veut pas voir la trajectoire de la balle par la tranche, mais de côté. Il est toujours assis exactement au centre des gradins, au niveau de l'arbitre, pour voir une parabole bien symétrique. Il ne s'intéresse qu'à ce qui se passe entre les coups de raquettes, car le programme du Ministère porte sur la balistique. Il fait abstraction des rebonds, qui sont trop compliqués à étudier parce que la balle perd de l'énergie en ce déformant sous l'effet du choc. Pour lui, les balles lobées sont identiques aux smashs. Les effets sont interdits car ils rajoutent une équation. Et tandis que les joueuses s'essoufflent, il néglige la présence de l'air.

   Quand le professeur de physique propose à la joueuse de tennis une vision du monde en conflit avec son savoir intuitif, elle conclue que la physique est une matière trop abstraite, qui a peu de relation avec le monde réel ; elle ne comprend pas l'intérêt. Il y a bien dans la classe quelques élèves qui aspirent à décrypter les symboles abscons qui couvrent le tableau. Pour eux, c'est amusant, c'est comme un rite de passage pour pénétrer le cercle fermé de ceux qui iront en prépa. Pour une élève comme elle qui aime la nature, on conseille une orientation vers la biologie. Pourtant sur son Ipod, Wikipedia lui apprend que le mot «physique» vient du grec physikê: «la connaissance de la nature».

Violence symbolique ou physique douce

   Imaginons un enseignant qui se donne pour mission de dé-programmer les élèves de leurs savoirs intuitifs, inscrits dans leur chair, pour leur imposer la vision géométrique de Isaac Newton, car il les croit antinomiques. Il va commettre un acte de violence symbolique, proche du lavage de cerveau : l'élève sera dans son droit de tout rejeter en bloc.

   Notre corps évolue et expérimente dans le même monde que les corps de Newton. Lorsqu'on admire l’habileté d'une équilibriste, il est difficile de croire que le savoir physique du corps est incompatible avec les lois de la mécanique newtonienne. Puisque nos corps fonctionnent à merveille, pourquoi ne pas travailler avec les savoirs incarnés, les inviter comme une richesse apportée par les élèves le jour de la rentrée ? Le travail de l'enseignant(e) consiste alors à créer un terrain de dialogue entre les savoirs du corps et les équations de Newton, à mettre des noms scientifiques et des symboles mathématiques sur des concepts intuitifs. Il ne s'agit pas d'affirmer que toute quantité physique peut être perçue ou mesurée avec précision par le corps humain, mais à éviter la guerre entre le corps et l'esprit, à enseigner dans un cadre pacifique qui abandonne les réflexes autoritaires de l'endoctrinement.

   Dans le cours sur la chute libre, on explique aux élèves qu'une bille de verre et une boule de bowling lâchées du haut d'un immeuble atteignent le sol en même temps. Les élèves froncent les sourcils. Bien sûr, le professeur précise que l'on néglige la résistance de l'air. Mais toutes les expériences du monde enregistrées dans le cerveau des élèves ont été faites en présence d'air. Le professeur a alors un éventail, non exhaustif, de possibilités :
  • Faire sentir aux élèves que leur savoir intuitif est primitif et doit être éliminé,
  • leur offrir la possibilité de manipuler des objets en chute quasi-libre,
  • montrer des vidéos de ces phénomènes avant d'introduire la théorie,
  • commencer par décrire ce qu'il se passe en présence d'air, pour montrer aux élèves qu'ils ont une connaissance correcte du monde, puis imaginer ensemble ce qui changerait si l'air était supprimé.

   Le génie de Galilée était d'imaginer la chute libre des corps dans le vide, de s'extraire du monde vécu pour atteindre un monde épuré où les équations deviennent simples. La simplicité mathématique va rarement de pair avec le savoir incarné car le corps doit, lui, composer avec l'étonnante complexité du monde réel. «Simplifier» n'a pas toujours le même sens pour un mathématicien («simplifier les calculs») et pour un élève («faire que j'y comprenne quelque chose»).

Deux visions du monde qui se complètent



   Eric Mazur2 a dessiné le diagramme d'un homme qui laisse tomber une balle en marchant, puis il a demandé à des gens: «Quelle est la trajectoire qui décrit le mieux le mouvement de la balle: A, B ou C?»

   Lors d'un micro trottoir, les personnes interrogées ont majoritairement choisi la réponse B. La grande majorité des physiciens a choisi la réponse C. 


    Qui a raison ? Les physiciens ont choisi un modèle mathématique : la trajectoire parabolique, C. La personne de la rue, elle, utilise son expérience vécue, et se focalise sur l'endroit où la balle touche le sol: son intuition lui dit B. Pour une personne marchant à une allure raisonnable, la balle tombe à peu près à une chaussure à l'avant du point B. 


    Si on récompense celui qui prédit le mieux la position de l'impact, alors B obtient la meilleure note. Si on valorise les modèles mathématiques, c'est C qui gagne.  La "bonne réponse" dépend de ce qu'on définit comme essentiel. L'écueil à éviter, c'est de s'enfermer dans une opposition "C contre B": le prof contre l'élève. Souvent, dans un cours de mécanique, on peut chercher un terrain d'entente. Ici ce serait de dessiner la courbe réellement suivie par la balle: une parabole très écrasée qui abouti à quelques centimètre devant le point B.






Trois façons d'expliquer le même concept

   La légende veut que Galilée ait démontré la relativité du mouvement en lâchant une pierre du haut du mât d'un voilier qui avance à vitesse constante.



La pierre tombe-t-elle :
A - au pied du mât,
B - en avant du mât,
C - en arrière du mât?

L'exemple est si célèbre qu'il a été utilisé dans le film Agora. Nombreux sont ceux qui répondent C, mais un physicien dira sans hésiter: «au pied du mât.» Avant de vous excuser d'être idiot(e), demandez vous si vous n'avez pas imaginé une pierre soumise à la résistance de l'air, ou une journée de grand vent. Navigatrice expérimentée, vous avez peut être imaginé un voilier qui accélère. Ingénieuse, vous vous êtes interrogée sur l'influence du tangage et du roulis. Mais Galilée ne s’embarrassait pas de tout cela: il s'agissait d'une expérience de pensée (dont il a pris l'idée à Giordano Bruno, un autre martyre de la science).

   Au cas où vous n'ayez jamais travaillé comme vigie d'un trois mât, voici la même question, mais posée dans un contexte plus familier: «Quand vous traversez l'Atlantique en avion, si vous versez du jus d'orange dans votre verre, tombe-t-il:
A - à l'avant du verre,
B- dans le verre,
C - à l'arrière du verre?»
Vous voici tout à coup en accord avec le physicien. A une époque où tout le monde emprunte des moyens de transport rapide, pourquoi posons-nous encore la question dans un contexte du 17e siécle ?

   Pour le plaisir, laissons nous porter par le texte original, imagé et incarné, écrit par Galilée lui-même :

Enfermez-vous avec un ami dans la plus vaste cabine d'un grand navire et faites en sorte que s'y trouvent également des mouches, des papillons et d'autres petits animaux volants, ainsi qu'un grand récipient empli d'eau dans lequel on aura mis des petits poissons. Suspendez également à bonne hauteur un petit seau et disposez-le de manière à ce que l'eau se déverse goutte à goutte dans un autre récipient à col étroit que vous aurez disposé en dessous. Puis, alors que le navire est à l'arrêt, observez attentivement comment ces petits animaux volent avec des vitesses égales quel que soit l'endroit de la cabine vers lequel ils se dirigent. Si vous lancez un objet à votre ami, vous ne devrez pas fournir un effort plus important selon que vous le lancerez dans telle ou telle direction. Et si vous sautez à pieds joints, vous franchirez des espaces semblables dans toutes les directions.
Une fois que vous aurez observé attentivement tout cela – si le navire est à l'arrêt, c'est évident que les choses doivent se passer ainsi - faites se déplacer le navire même à une très grande vitesse pourvu que le mouvement soit uniforme et ne fluctue pas de-ci de-là. Alors, vous n'observerez aucun changement dans les effets nommés, et aucun d'entre eux ne vous permettra de savoir si le navire avance ou bien s'il est arrêté. Si vous sautez, vous franchirez sur le plancher les mêmes distances qu'auparavant. Et si le navire se déplace, vous ne ferez pas pour autant des sauts plus grands vers la poupe que vers la proue, bien que, pendant que vous êtes en l'air, le plancher en dessous ait glissé dans la direction opposée à celle de votre saut. Si vous jetez un objet à votre ami, il ne faudra pas le lancer avec plus de force pour qu'il lui parvienne, que votre ami se trouve vers la proue et vous vers la poupe ou que ce soit le contraire. Les gouttes d'eau tomberont comme auparavant dans le récipient qu'on aura mis en dessous, sans qu'une seule goutte ne tombe du côté de la poupe, bien que, pendant le temps où la goutte est en l'air, le navire ait parcouru plus d'un empan. Les poissons dans leur aquarium nageront sans plus d'effort vers l'une ou l'autre partie du récipient et ils se dirigeront avec aisance vers la nourriture quel que soit l'endroit du bocal où elle aura été placée. Enfin, les papillons et les mouches continueront à voler indifféremment dans toutes les directions. Et on ne les verra jamais s'accumuler du côté de la cloison qui fait face à la poupe, ce qui ne manquerait pas d'arriver s'ils devaient s'épuiser à suivre le navire dans sa course rapide.


Le yoyo rebelle I

    Faites l'exercice suivant, la réponse vous sera donnée plus tard. Une sorte de yoyo est posé sur une table. Si vous tirez sur la corde, le yoyo va-t-il rouler vers la gauche ou vers la droite ? Si vous avez fait des études de physique et ne connaissez pas la réponse, ne paniquez pas trop.



Entourez votre réponse :             gauche            droite


Quand les fous étaient des dieux

   Nous sommes dans un cours de mécanique quantique. Le professeur, un homme d'âge moyen avec du dentifrice sur son tee-shirt noir et un pantalon en velours côtelé beige aux ourlets défaits, s'apprête à enseigner les niveaux d'énergie de l'oscillateur harmonique. Absorbé par ce qu'il écrit au tableau, il ne fait pas attention aux étudiants qui prennent sagement des notes pour réussir les examens. Ce n'est que quelques semaines plus tard qu'ils appendront que le professeur ré-utilise les mêmes sujets tous les deux ans ; bachoter deux sujets d'examen suffit pour obtenir une mention. 
   Pour une raison difficile à expliquer, le professeur change tout à coup d'équation, optant pour celle de l'atome d'hydrogène, tout en pensant continuer à parler de l'oscillateur. De plus en plus englué dans ses calculs erronés, il ne se rend même pas compte que ses fesses le grattent et qu'il a enfoncé sa main profondément dans son slip devant un audience de cent personnes. Au premier rang, un féru de physique l'interpelle sur un détail de calcul. Le professeur (enrhumé) s'approche, et pendant qu'il répond à la question, un postillon magistral s'envole dans les airs et se pose sur l'épaule de l'élève. Tout en continuant à parler, le professeur essaie de se débarrasser du postillon en l'étalant avec ses doigts plein de craie sur la chemise de l'élève. Puis il revient à ses calculs abracadabrants. La fin du cours approche et une élève du fond lui fait remarquer que tout ce qui est écrit au tableau est faux. Le prof prend du recul, écarquille les yeux, les bras lui en tombent. La fin du cours sonne, les élèvent remballent leurs affaires et s'en vont. Le professeur esquisse un timide « attendez ! » mais revient vite à son tableau, et dans un élan de tic obsessionnel compulsif, efface tous les calculs pour les recommencer correctement... devant une salle vide. Il y sera encore quand les élèves repasseront 30 minutes plus tard.

   Marie est en doctorat. Son directeur de thèse ne lui a quasiment jamais parlé de science. Elle a une question pointue à poser qui bloque l'avancement de son travail, aussi son directeur lui propose de demander au grand professeur Valkovitch, spécialiste du domaine, qui est de passage au laboratoire. Pleine d'espoir, Marie donne rendez-vous à Valkovitch dans la grande salle des séminaires. Le professeur aux cheveux en bataille, la cinquantaine, se tient debout au milieu de la salle, les yeux tournés vers le plafond. Les présentations sont faites, le professeur lui dit bonjour avec un sourire timide et enjoué. Marie pose son livre théorique sur une table. Elle l'ouvre par hasard au chapitre introductif, que tous les gens du domaine connaissent par cœur. Le professeur y jette un regard intrigué, lève un doigt vers le ciel tout excité par une idée et s'éloigne à reculons en disant « yes, yes, yes ». Il se dirige ensuite vers le mur avec qui il entame un monologue. Ce faisant, il frotte l'avant de son corps contre le mur, tout en se déplaçant lentement vers la gauche. Marie attend, désemparée. Au bout de cinq minutes de ce spectacle ahurissant, elle abandonne et repart avec sa question. Certains jours, elle a du mal à trouver la motivation de continuer.

Le yoyo rebelle II: un affaire de magiciens

   Si vous êtes comme la majorité des gens, y compris un certain nombre de professeurs de physique, vous avez séché à l'étape précédente. Plutôt qu'un diagramme générique, prenons des exemples de la vie de tous les jours: une bobine de fil et des roues de Meccano. Si vous tirez sur la corde, vont-ils rouler vers la droite ou vers la gauche?


Bobine de fil
Meccano

Si vous n'êtes pas sûrs de la réponse, prenez des objets chez vous et amusez-vous à les faire rouler tout en observant comment votre cerveau réagit. N'est-il pas plus facile de donner du sens à la question quand vous avez des objets réels dans les mains ?

Le Meccano a un axe tout petit: il part vers la droite. Il faudrait lever la corde très très haut pour le faire aller vers la gauche. La bobine de fil a un axe très large, elle part vers la gauche. Il faut tenir le fil vraiment au ras de la table pour la faire aller vers la droite, et encore ça ne marche pas très bien. Dans la vie de tous les jours, nous utilisons des rouleaux de papier toilette, des bobines de fil, des rouleaux de papier aluminium, qui tous partent vers la gauche. Avant de répondre à cette question, nous avons besoin de toucher des roues de Meccano qui roulent vers la droite, pour savoir que c'est possible, et sentir que ça ressemble à une charrette. 

     Dans les cours de physique, on amène parfois un rouleau en bois pour montrer l'expérience aux élèves, mais c'est uniquement le professeur qui le touche. Le rouleau ressemble à celui-ci:


Son axe est de taille intermédiaire:  en le regardant il est difficile de faire une prédiction. Voici la méthode proposée par J.C Sprott, professeur de physique et vulgarisateur connu aux Etats-Unis pour ses shows de physique :3

« Pour faire de l'effet, demandez aux spectateurs si ils ont jamais eu un yoyo et montrez leur en un. Montrez-leur votre rouleau en bois et dîtes leur qu'il est comme un yoyo. Demandez leur de prédire si il va bouger vers l'avant ou vers l'arrière quand vous le placez sur un table et tirez sur la corde. Quand vous posez la question, assurez-vous de tirer sur la ficelle avec un angle ambigu. Quelque soit le choix majoritaire de l'audience, faite rouler le rouleau dans la direction opposée en tirant sur la corde avec l'angle approprié. Un très petit changement d'angle suffit à inverser la direction du mouvement. Le comportement du rouleau est mystérieux, mais faîtes remarquer qu'il ne s'agit pas d'un truc de magie mais d'un principe de physique.»

   On remarque que le professeur montre un yoyo au début de sa présentation pour embrouiller l'auditoire. C'est une technique classique chez les prestidigitateurs. Quand notre cerveau est face à une situation inédite, il cherche dans sa bibliothèque d'expériences passées une situation similaire. Si vous lui montrez quelque chose qui ressemble mais qui n'a rien à voir, il se fera piéger. Il y a peu de similitudes entre la physique d'un yoyo qui tombe et celle d'un rouleau qui roule sur un table. 
     Le professeur est en position de pouvoir car il est le seul à faire l'expérience sensorielle du phénomène. Il s'arrange pour que l'audience donne une mauvaise réponse. Les spectateurs, déroutés, vont conclure que leur intuition est fausse, et que la mécanique est la seule façon de prédire la bonne réponse, de connaître le monde physique qui nous entoure. Le prof peut faire le choix du spectacle de prestidigitation, mais il doit avoir conscience des messages cachés qui s'invitent en toile de fond.

La force de la table

   Pour les profs de physique de lycée, les forces peuvent être divisées en deux groupes : les forces de contact et les actions à distance. Dans le premier cas, l'agent qui agit sur l'objet le touche (le pousse, le tire, le frappe, etc), dans le deuxième cas, il ne le touche pas (l'attraction du Soleil sur la Terre, l'attraction entre deux aimants).
   Mais si vous faites un sondage auprès des élèves, ils vous diront que les forces se classent en deux catégories: les forces actives (je pousse sur une boîte, je tire sur mon chien) et les forces passives, où l'agent ne fait rien (par exemple, le livre est posé sur la table, la table exerce une force sur le livre). Ils n'oublient jamais de représenter une force active sur un diagramme mais ont beaucoup de mal à donner de la signification aux forces passives. On peut leur fournir un bloc assez lourd, entouré de papier de verre qui accroche bien, et leur demander de poser le bloc sur leur main, à plat, puis inclinée, et de tracer les diagrammes de force correspondants. Un grand nombre d'entre eux n'oubliera plus les forces « passives », et parlera d'elles comme de concepts familiers.

Moment cinétique

   Le moment cinétique est un concept enseigné en première année d'université. Ceux qui n'auront pas l'occasion d'y aller peuvent tout de même faire sa connaissance. Prenez une roue de bicyclette, tenez-la par son axe, faites la tourner très vite, puis essayer de changer la direction de son axe : la résistance que vous ressentez, c'est le moment cinétique de la roue. Encore plus simple, mais moins impressionnant, faites tournez votre essoreuse à salade, puis soulever subitement le couvercle. Le panier continue à tourner car il a du moment cinétique. Le moment cinétique est une quantité «qui se conserve» : il faut que quelque chose agisse sur le panier pour qu'il ralentisse, votre main par exemple.

Moment d'inertie

   Pour la plupart des élèves, le moment d'inertie est un chapitre redoutable. Il faut dire que la définition n'est pas très ragoutante :

J_\Delta=\iiint d(x,\Delta)^2\;\mathrm{d}m=\iiint d(x,\Delta)^2\,\rho\;\mathrm {d}V  


   Maintenant imaginez que je vous donne deux bâtons pointus (disons des piques à brochette en bois) et deux boules de pâte à modeler identiques. Je vous montre qu'en tenant les piques verticales au-dessus d'une table, on peut facile les faire tourner sur la pointe avec le bout des doigts (je vous engage fortement à vous procurer l'équipement pour réaliser l'expérience chez vous).


   Je vous demande alors de répartir la pâte à modeler autour de chaque bâton. On veut que l'un soit facile à mettre en mouvement (« le speed ») et l'autre difficile à mettre en mouvement (« le paresseux »). Si vous avez de la pâte à modeler dans les mains, vous trouverez la bonne réponse. J'ai observé qu'environ 80% des élèves trouvent la réponse au simple contact de la pâte à modeler, sans même avoir à faire l'expérience : ils ont une connaissance intuitive du moment d'inertie. Inertie vient d'un mot latin qui veut dire « paresse » : le bâton « paresseux » à un moment d'inertie plus grand que le bâton « speed. » Par contre, tant que la pâte à modeler n'est pas à portée de la main, ils n'ont aucune idée de ce que je veux dire.

   Les personnes qui comprennent l'équation ci-dessus ne sont pas forcément meilleures que les novices quand on attend une réponse du tac-au-tac à un problème de physique. 4 Imaginez une sphère, un cylindre et un anneau de même masse et de même rayon placé en haut d'un plan incliné. Quel objet arrivera en bas en premier si vous les lâchez ?5 




Des chercheurs ont posé des questions de ce genre à des physiciens et à des novices, et les résultats des deux groupes étaient quasiment identiques6 ... Face à des problèmes de roues qui tournent, les physiciens, à qui ont a interdit d'utiliser des équations, obtiennent un taux d'échec identique à celui des novices : 80% !

Hypothèses implicites

   Il est des cas où les élèves ont vraiment du mal à comprendre un concept. Le professeur s'arrache les cheveux, essaie de présenter les équations chaque année d'une façon différente, donne plus d'exercices en devoir, mais rien n'y fait. Il peut en conclure que les élèves sont moins bons qu'il y a 20 ans, ou que la physique ce n'est pas pour le commun des mortels. Il peut aussi décider de remettre en question le langage qu'il emploie dans ses questions. Voici un exemple courant.

Exercice : Dessinez les forces agissant sur une pièce de monnaie lancée dans les airs.




   Un chercheur a posé la question à des élèves de première année d'université qui avaient tous fait de la physique au lycée.7 88% ont répondu qu'il y a deux forces : la force de gravité, qui tire vers le bas, et la force de la main, qui lance vers le haut. Pour un prof de physique, cette réponse est erronée : il n'y a qu'une force agissant sur la pièce : la force de gravité. Comment est-il possible qu'une question si simple conduise à un tel taux d'échec ?

   La réponse se trouve dans ce qu'on appelle les « hypothèses implicites ». Le lancé comprend deux phases :
  1. une phase d'accélération vers le haut, pendant laquelle la force de la main est plus grande que la force de gravité.
  2. Après que la pièce a quitté la main, elle n'est plus soumise qu'à la force de gravité.
On ne s'intéresse jamais aux mains ou aux pieds dans une classe de physique : ça serait beaucoup trop compliqué, et cela relève d'un cours de kinésithérapie. Il est donc évident pour le professeur que la pièce n'est plus en contact avec la main. Maintenant relisez l'exercice. Les élèves n'avaient aucun moyen de connaître cette hypothèse implicite...

Le bon et le mauvais élèves

   Samir enseigne les sciences physiques en Terminale S dans un lycée français d'Amérique du Nord. Il apprécie ses élèves pour leur franc-parlé : ils n'ont pas peur de dire ce qu'ils pensent, d'ailleurs ils ont l'habitude de noter leurs profs sur internet.
Nathalie est la meilleure élève de la classe : 18 de moyenne en maths et en physique. Elle a été acceptée en classe prépa à Bordeaux. Pour changer, un jour Samir décide de poser des questions conceptuelles en devoir maison. A sa grande surprise, Nathalie répond faux à tout. La connaissant, elle devait être sûre de ses réponses sinon elle aurait fait des recherches sur internet. Quand Samir lui rend sa copie, elle est éberluée.
   Andrew, qui plafonne à 8 de moyenne, a par contre répondu correctement à toutes les questions. C'est la première fois que Samir remarque une aptitude à la physique chez cet élève constamment distrait, qui ne fait jamais ses devoirs. Intrigué, Samir décide d'aller lui parler. Andrew lui répond, avec son charmant accent américain : « Monsieur, sans vouloir vous vexer, cette préparation pour le bac, ça ne demande aucune intelligence. C'est du rabâchage, je n'apprends rien. Avec ces questions nouvelles, je me suis senti respecté, alors j'ai décidé d'y réfléchir. »

Absurde

Les problèmes posés dans des livres très sérieux sont parfois tout bonnement absurdes. Ils ne servent qu'à pratiquer des algorithmes de calcul. Je vous invite à faire une critique des situations suivantes, trouvées dans un manuel de physique de première année d'université:

Homme sur un pèse-personne placé sur un skateboard qui descend un plan incliné (mettez-vous dans la peau du personnage).
Bloc glissant sans frottement sur un bloc qui glisse sans frottement. La poulie et la corde n'ont pas de masse (à quoi sert cet outil?)




Energie potentielle de pesanteur

Attention de ne pas vous blesser. Prenez un objet très lourd comme une boule de bowling, un gros livre ou un fer à repasser. Placez-le au-dessus de votre pied nu et demandez à votre pied : « Cet objet peut-il potentiellement me faire mal ? » Prenez des notes. Ensuite imaginez la réponse de votre pied si :
  1. Vous utilisez un objet plus lourd ou plus léger.
  2. Vous faites l'expérience sur la Lune.
  3. Vous bougez l'objet très haut, puis très bas.
Essayez maintenant de comprendre pourquoi l'énergie potentielle de pesanteur (U) est égale à la masse de l'objet x la « gravité8» x la hauteur de l'objet au-dessus du pied : U = m g h.




L'expérience de la tour de Pise

   Stéphane aime créer la surprise. Les froncements de sourcils, les yeux ébahis, c'est sa récompense pour les longues heures passées à préparer ses cours. Lorsqu'il enseigne la chute des corps, il utilise la même mise en scène que son professeur de physique, trente ans plus tôt, en y ajoutant quelques vidéos trouvées sur Youtube.
   La majorité des élèves pensent que plus un objet est lourd, plus il tombe vite. C'était aussi l'opinion du grec Aristote, dont les idées furent infirmées par les travaux du grand Galilée. Stéphane amène en classe un boule de bowling et une balle de tennis qu'il place au-dessus d'un épais tapis de gymnastique et demande aux élèves :
- Si je les lâche d'une même hauteur, d'après vous, laquelle des deux atteindra le sol en premier ?
Ils choisissent presque tous la boule de bowling. Avec un large sourire, Stéphane explique :
- C'est ce que pensait Aristote. Mais Galilée a prouvé que la vitesse à laquelle les deux objets chutent ne dépend pas de leur masse.
Il lâche les balles, qui heurtent le tapis en même temps.
- Vous vous dites peut-être que ça allait trop vite, que vous n'avez pas eu le temps de voir. Aussi je vais vous montrer la véritable l'expérience faite par Galilée. 
   La vidéo commence sur une musique florentine, on y voit des savants en costume d'époque attroupés en bas de la tour de Pise : ce sont les aristotéliciens, les rétrogrades incrédules. Le savant Galilée monte en haut de la tour et, pour prouver sa théorie, jette deux sacs remplis d'eau, l'un deux fois plus lourd que l'autre. Lorsqu'ils atteignent le sol, la voix off s'exclame :
- Et voilà ! Les deux sacs ont touché le sol en même temps. Galilée avait raison, et il l'a prouvé par l'expérience.  La raison l'emporte sur le bon sens populaire.


   Les élèves, tout à la fois perplexes et convaincus, quittent la classe avec le sentiment d'avoir appris quelque chose de fondamental.

   La semaine suivante, Marc, assis au fond de la classe, lève le doigt :
- Monsieur, vous pourriez nous repasser la vidéo de la tour de Pise ? Il y a quelque chose que j'ai pas compris. 
Stéphane s'exécute avec joie devant cette marque d'intérêt pour la physique. C'est alors que Marc lance, avec un sourire espiègle :
- On pourrait regarder la fin, image par image ? 
Un vague malaise s'empare de Stéphane. Il n'y a pourtant pas de quoi, il enseigne de la physique si élémentaire. Mais sur l'écran, force est de constater que le sac le plus lourd atteint le sol en premier ... 

   De retour chez lui, un nœud dans l'estomac, Stéphane se lance dans une recherche internet qui durera jusqu'à quatre heures du matin. Il se rend compte que le chute des corps a été étudiée par Benedetti et Simon Stevin avant Galilée. Il réfléchit qu'en présence d'air, il faudrait mieux utiliser deux objets qui ont la même forme, par exemple une boule de bois et une boule de pierre de même taille. Stéphane tombe finalement sur un article montrant que des objets lancés du haut d'une tour atteignent une vitesse maximale proportionnelle à la masse de l'objet ( vter= mg/b) : plus ils sont lourds, plus ils tombent vite. Quant à Stéphane, il avait absorbé les légendes de sa communauté sans les creuser. Sans la perspicacité de Marc, il continuerait de raconter les histoires qu'il a entendues quand il était étudiant. Youtube lui impose d'être plus vigilant.

Tyrannies

Heisenberg, l'un des fondateurs de la mécanique quantique, disait que si l'on se focalise trop sur la rigueur mathématique, on perd de vue la physique d'une situation expérimentale : il préférait faire des maths «sales» pour se forcer à conserver la réalité physique à l'esprit, et ainsi se rapprocher plus du réel.10

Les enseignants de sciences font face à plusieurs tentations :
  • Tyrannie des symboles mathématiques : Lorsqu'on a une telle foi dans les mathématiques qu'on finit par confondre le symbole et la chose. Diderot11 se plaignait que la mathématisation de la physique dépouille les concepts de tout ce qu'ils ont de tangible. Faraday se définissait comme un philosophe de la nature sans bagage mathématique qui n'a jamais écrit une équation pour mener ou interpréter une expérience12. Puisque les symboles mathématiques ne véhiculent qu'une vision partielle et biaisée de la réalité, on peut même les taxer de subjectivité...

  • Tyrannie de la précision : Lorsque l'on devient tellement obsédé par la précision des résultats numériques qu'on en oublie de travailler sur les concepts.

  • L'hyper-généralisation qui entame la crédibilité des physiciens, ce que les anglophones appellent « the spherical cow ». Ce terme vient d'une blague: « Un professeur de physique commence son allocution : « Soit une vache sphérique de rayon R »... ». Voici un exemple de vache sphérique tiré d'un livre de physique de première année d'université:
    « Dans une course de chevaux, le gagnant est celui dont le nez passe le premier la ligne d'arrivée. On pourrait faire remarquer que tout ce qui compte pendant la course, c'est le mouvement d'un seul point du cheval, que la taille, la force et le mouvement du reste du cheval n'a aucune importance. Un corps représenté de cette manière idéalisée est appelé «particule». On peut considérer que les trains, les fusées, les planètes, les galaxies, et même les gens sont des particules. »

  • Une overdose de langage. Par exemple, dans un chapitre d'électricité enseigné en une semaine, j'ai trouvé 18 termes techniques nouveaux.

  • L'obsession de la normalisation : quand la peur de ne pas suivre les normes décidées par le Ministère empêche la créativité, pour les élèves comme pour les professeur(e)s.

  • La fascination du théorique. La théorie est un plaisir intellectuel pour certains, mais pas pour tous les élèves. Si l'on perçoit l'école comme un filtre pour ne retenir que la «crème», alors l'abstraction définit la composition de l'élite, mais restons prudents car tous les grands scientifiques de l'histoire, comme par exemple Newton, Einstein et Darwin, ne sont pas arrivés premiers aux examens. Si on envisage l'école comme un lieu de formation des citoyens, alors on se doit d'offrir au plus grand nombre des formes de savoir qui leur parle.

    En résumé, voici à quoi ne devrait pas ressembler une leçon de physique:


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1Lakoff et Johnson, 1999
2Mazur, 2008
3 Sprott, 2006
4 Kozhevnikov and Hegarty, 2001
5Une vidéo est disponible à www.youtube.com/watch?v=tcs93mPn91E
6 Proffitt, Kaiser & Whelan, 1990
7Clement, 1982
8 Plus rigoureusement, g est l'accéleration dûe à la pesanteur

10Heisenberg, 1990
11Diderot (1746/1961, p. 216)
12 Mowus, 1992

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